CHAPITRE XXI
Les yeux de Sef s'agrandirent de surprise.
— Le démon est mort ?
Donal s'assit sur le bord de sa paillasse et essaya d'enlever sa botte sans faire encore plus mal à sa jambe blessée.
— Oui, dit-il. Nous sommes enfin débarrassés du sorcier. Cette guerre finira peut-être plus vite que prévu. ( Il tira sur sa botte, grognant sous l'effort. ) Sef, aide-moi à la retirer. Cesse de me regarder avec des yeux de poisson mort.
— Mais ce n'est pas vous qui l'avez tué, dit Sef en manipulant maladroitement la botte de Donal.
— Non. C'est le Mujhar. Mais Electra s'est pratiquement suicidée. Si elle n'avait pas essayé de tuer Karyon, elle serait encore en vie.
— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Sef. Qu'arrivera-t-il aux autres Ihlinis ?
— La race est toujours puissante, dit Donal. Mais, sans Tynstar, nous aurons moins de mal à vaincre... Ru’shalla-tu.
— Qu'avez-vous dit, mon seigneur ?
— Qu'il en soit ainsi, en Haute Langue. Dieux, quand je me rappelle la vue de sa tête coupée roulant à terre... Et tout ce sang noir...
— Le sang de Tynstar était noir ? dit Sef en se retournant si brusquement qu'il faillit renverser le vin qu'il apportait à Donal.
— Noir et visqueux. Comme celui d'EIectra. ( Il vit soudain le visage pâle et les yeux écarquillés du garçon. ) Par les dieux, je suis désolé. Je n'aurais pas dû parler aussi directement.
Sef haussa les épaules.
— Non, je préfère savoir la vérité. Mais... qu'allons-nous faire, maintenant ?
— Nous continuerons à nous battre. Le Mujhar et sa partie de l'armée essaieront d'arrêter Osric avant qu'il atteigne Mujhara. Et nous, nous tenterons de mettre fin au soulèvement des Solindiens et des Ihlinis.
— Ainsi, Osric ne sait pas que le démon est mort, n'est-ce pas ?
— Non. Cela aidera peut-être Karyon. Osric attendra l'aide de Tynstar. Apprendre sa fin sera une mauvaise surprise pour l'Atvien.
— C'est... ce qu'on appelle de la politique ? demanda Sef d'une voix incertaine.
— Plutôt de la stratégie. Mais souvent, les deux se confondent.
L'intérieur de la tente était plongé dans la pénombre. Evan s'était absenté pour rendre visite à une de ses maîtresses. Le campement célébrait la mort de Tynstar. Donal avait annoncé calmement la nouvelle, puis il s'était retiré pour laisser reposer sa jambe blessée.
— Je vais dormir, Sef. Si tu veux aller faire la fête avec les autres garçons, tu es libre.
— Je vous remercie, mon seigneur. Je vais boire du cidre à notre victoire sur Tynstar !
— Vas-y.
Le gosse sortit de la tente en courant.
Donal sirota son vin. Il regarda dans le vague, pensant à la manière dont il était devenu la victime des circonstances. Près de vingt-quatre ans plus tôt, un guerrier cheysuli et son épouse avaient donné naissance à un fils. Leur liberté, comme celle de leur enfant, avait toujours été illusoire. Les dieux avaient décidé longtemps à l'avance de leur tahlmorra.
Taj nettoyait ses plumes, perché sur un dossier de chaise. Lorn rêvait, couché en rond sur le tapis.
Donal soupira. Il posa son verre vide sur la table puis il s'allongea. Les mains sous la nuque, il s'endormit.
Il vit un palais et une estrade sur laquelle se trouvait une femme de toute beauté. Une femme qui avait un pouvoir mortel.
Près d'elle se tenait un homme vêtu de noir. Dans sa main dansait une rune violette, chargée de promesses subtiles... et dangereuses...
Derrière eux apparut une jeune fille, pas encore une femme, mais plus une enfant. Comme sa mère, elle était belle, mais elle n'avait pas encore atteint sa plénitude...
— Donal, fit une voix, Donal, il faut que tu viennes.
Il fronça les sourcils. Personne n'avait parlé. La rune dansait toujours dans la paume du sorcier.
— Donal... Réveille-toi !
Une main sur son épaule le tira soudain de son sommeil.
Il cligna des yeux, encore ensommeillé, et découvrit le visage d'Evan.
Le prince enfila ses bottes et se leva, réprimant une grimace de douleur.
— Tu peux me dire, ou il vaut mieux que je voie ?
— Les mots ne peuvent pas décrire ce qui s'est passé, dit Evan. Tu dois venir.
Lirs, appela Donal.
Ils sortirent tous de la tente.
Donal réalisa qu'il avait dormi longtemps, car l'aube commençait à se lever.
Evan l'amena dans un petit vallon, entre les collines qui entouraient le camp. Il n'était pas très loin, mais à l'écart des feux de joie où des soldats célébraient toujours la victoire.
Il y avait deux sentinelles homananes au bord du vallon, et un Cheysuli. Finn.
Le regard solennel, il arrêta Donal d'un geste.
— Ce que tu vas voir te fera souffrir, dit-il.
Les sentinelles levèrent leurs torches. Dans le trou, Donal distingua des formes sur le sol, abandonnées dans les poses obscènes de la mort ; des visages où se lisaient la terreur et l'incompréhension ; des yeux ouverts regardant fixement le ciel.
Tous de jeunes garçons.
— Mon seigneur, dit une des sentinelles, les hommes n'en ont pas voulu avec eux autour des feux, disant qu'ils étaient trop jeunes. Ils sont venus ici pour faire leur propre fête.
Donal compta les corps. Quatorze. Quatorze jeunes garçons qui avaient servi de messagers et s'occupaient de leurs seigneurs.
Comme Sef.
Il se tourna vers Finn.
— Il est là ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Finn montra un des morts, à demi caché par un autre.
Donal s'agenouilla près du cadavre. Il déplaça le corps qui était couché en travers des jambes de Sef et fit signe à une sentinelle d'approcher avec sa torche.
Le visage de Sef était tourné sur le côté. La lumière dansa sur la gorge tranchée d'une oreille à l'autre. Le sol était trempé de sang.
Du sang rouge, pensa Donal. Pas noir comme celui des Ihlinis.
— Quatorze garçons... dit-il. Un d'eux aurait bien dû entendre les Solindiens arriver !
— C'est l'œuvre des Ihlinis, dit Finn.
— Tu crois ? On dirait plutôt un raid...
— On a voulu nous le faire croire. Mais vois-tu cela ? dit Finn en lui tendant un objet.
Donal regarda la pierre ronde de couleur grise où courait une veine noire.
— Une pierre magique ihlinie..., dit Finn. Sans les quatre autres, elle ne sert à rien. Mais elle nous dit qui est responsable.
— Ils les ont probablement utilisées pour les réduire au silence..., souffla Donal.
Près de Sef, Donal vit une outre vide. Elle sentait le vin, pas le cidre. Les gamins avaient essayé d'imiter les hommes.
Donal ferma les yeux étranges dé Sef. Il se souvint de Karyon faisant de même pour Electra. Soudain, le chagrin le submergea.
— Oh dieux, dit-il, pourquoi fallait-il que ce soit ces enfants ?
— Parce qu'ils savaient l'effet que cela aurait sur nous. Je suis désolé, Donal. Je sais ce qu'il représentait pour toi.
— Pour moi ? Et toi ? S'il était ton fils...
— Cela ne change rien. Le garçon est mort.
— Mort, dit Donal.
Il toucha le poignet de Sef et sentit sous ses doigts la bande de plumes qu'il portait. Il se souvint que le garçon l'avait considérée comme une amulette contre la sorcellerie.
La sorcellerie cheysulie...
Donal défit le nœud qui tenait le bracelet en place. Il glissa l'ornement dans sa bourse.
Ton charme n’était pas assez puissant, dit-il mentalement au garçon assassiné. Ne suffisais-je pas à te protéger ?
La réponse était sous ses yeux : quatorze enfants égorgés. Non, il n'avait pas suffi...
Donal se releva avec raideur. Il ne chercha pas le regard de Finn.
— Il faut désigner une équipe pour l'enterrement.
Une des sentinelles inclina la tête.
— Je m'en occupe, mon seigneur.
L'Homanan partit, sa torche laissant une traînée de fumée dans l'air matinal.